Après deux semaines harassantes de marche, Verena était enfin arrivée à la capitale du royaume. Jamais elle n’avait apprécié être à Naraya comme elle le faisait maintenant : elle s’enivrait des multiples odeurs qui s’échappaient des boutiques et accueillait avec un curieux plaisir le tumulte des habitants. Ah, comme elle avait attendu ce moment, pendant qu’elle crapahutait dans la campagne de Morclé, puis dans les alentours de la région de Naraya ! La marchande était épuisée, et avait même du mal à tenir encore sur ses deux jambes affaiblis par l’effort et les privations de nourriture. Elle maudissait du matin au soir les bandits qui s’étaient emparés de toutes ses marchandises, ses seuls moyens de survie !
Fort heureusement, la jeune femme disposait d’amis généreux à la capitale, dont Narcisse Malenfant, chez qui elle résidait actuellement. Agé de quelques années de plus que Verena, il était son plus fidèle compagnon ainsi que son fournisseur attitré ; il ne fit donc pas d’histoire en lui avançant un nouvel achalandage, et insista même pour qu’elle restât chez lui. La jeune femme, hésitante, avait d’abord refusé par fierté : elle ne voulait dépendre de quiconque, c’était contre ses principes. Puis, il l’avait fait changé d’avis par la ruse. En effet, c’était le dîner, et Narcisse prit un malin plaisir à lui mettre sous le nez des viandes fumées et des légumes appétissants ; le dessert avait été plus qu’alléchant, et le repas avait été vraiment copieux. Tellement, que Verena avait repris des couleurs, et s’était résolue à rester chez les Malenfant, famille bourgeoise de Naraya qui comptait uniquement trois membres et quelques domestiques. De plus, si la maison de ville paraissait petite, elle était toute en hauteur, et pouvait accueillir nombre d’invités dans ses étages, et Verena avait opté pour une chambrette dans le grenier, petit cocon sous les mansardes qui lui permettait de se faufiler à travers une lucarne et d’admirer le ciel étoilé sur le toit.
Et puis cela semblait faire réellement plaisir à ce bon vieux Narcisse, qui se montrait assez empressé auprès d’elle, Verena, qui ne doutait même pas de ses intentions tant amicales. Il faut dire qu’elle n’était pas très soupçonneuse, et trop pensive pour se rendre compte de toutes les petites attentions de son ami, qu’elle considérait justement comme un simple confident. Le simple fait qu’il fût tous deux séparés de leurs âmes sœurs ne lui mettait même pas la puce à l’oreille ; et bien au contraire, c’était un motif de plus pour Verena de ne pas approfondir leur relation, car elle ne souhaitait plus… que ne souhaitait-elle plus ? En vérité, la jeune femme avait bien du mal à définir le sentiment qui la poussait à se tenir éloignée de la gente masculine, et il était vrai qu’elle ne s’en souciait pas plus que cela.
Enfin, après s’être baignée et astiquée des pieds à la tête, Verena avait revêtu une simple robe d’un blanc pur, et avait ensuite enfilé un surcot sans manche d’une profonde teinte bleu outremer. Elle avait constaté avec désolation sa maigreur extrême, et se consola avec amusement de la promesse de Narcisse selon laquelle il la gaverait jusqu’à ses joues creuses se remplissent à nouveau et que ses hanches et ses côtes saillantes ne se voient plus. Néanmoins, elle avait conservé la formidable brillance de regard fascinant, et sa bouche pulpeuse était toujours capable de lancer les sourires ravageurs qui faisaient succomber ses clients. Afin de cacher quelque peu ses joues amaigries, Verena laissa sa volumineuse chevelure bouclée en liberté, et à l’aide de fards clairs, estompa quelque peu les traits qui trahissaient sa fatigue. Enfin, après avoir noué une ceinture de coquillage des rivages de Morclé autour de sa taille plus que fine, elle accrocha une petite bourse ou tintait quelques naryens d’or, et passa sur ses épaules frêles et brunes un grand châle de soie bouton d’or. Le miroir lui dévoila l’image d’une petite femme d’âge mûr, mais d’une beauté ténébreuse quoi que fascinante de par son regard piqueté de jaune. Narcisse lui souffla qu’elle n’avait rien à envier d’une elfe, et elle lui répliqua avec malice sur le même ton.
Verena s’élança ensuite au cœur de la ville, et flâna pendant quelques minutes avant de découvrir un nouvel établissement : la mercerie de dame Raven. La curiosité naturelle de la marchande la poussa à entrer, et elle pénétra dans la boutique. Elle entendit le son de deux voix de femmes, et songea avec un léger soulagement qu’on ne l’avait pas encore entendu. Cependant, elle se mit à observer avec attention les articles que proposait la boutique, évaluant la qualité et les prix. Puis, réalisant qu’on pouvait tenir là une discussion privée, Verena se montra, et les salua avec un de ces sourires qui suscitent systématiquement la sympathie.
" Bien le bonjour, Dame Raven… Votre Altesse… "
Le sourire éclatant de la marchande s’était crispé un peu, puis s’était immanquablement agrandi : une princesse de Naraya ?! Elle était plus que surprise, mais ne le montra pas, conservant son attitude gracieuse et chaleureuse. Verena connaissait la princesse Alice uniquement de vue, l’ayant déjà aperçue lors de cérémonies officielles où sa silhouette gracile et preste avait pu se faufiler discrètement, telle une curieuse petite souris. Elle fit une brève révérence des plus harmonieuses et continua d’apprécier les étoffes, n’hésitant pas à les toucher d’une main rapide et habile, manifestement habituée à cela. C’était son métier, après tout…